La philosophie des Grecs considérée dans son développement historique Edouard Zeller (1882)

§ 1. Origines DE LA SOPHISTIQUE.

 

La PHILOSOPHIE ET  VIE PRATIQUE AVANT LES  SOPHISTES

— Jusqu'au milieu du cinquième siècle, la philosophie était restée confinée dans des cercles étroits, que le goût de la science formait dans certaines villes autour des auteurs et des représentants des théories physiques. Les recherches scientifiques n'avaient pas encore pénétré dans la vie pratique, le besoin d'un enseignement théorique n'était ressenti que par un très petit nombre d'hommes, et aucune tentative importante n'avait encore eu lieu pour faire de la science un bien commun et donner à l'activité morale et politique des principes scientifiques. Le pythagorisme lui-même ne peut être considéré comme une tentative dans ce sens. Car, d'un côté, cette doctrine n'avait d'influence que sur l'éducation des membres de la société pythagoricienne, et, de l'autre, les théories scientifiques qui en faisaient partie n'avaient pas de rapport direct avec la vie pratique : la morale pythagoricienne appartient à la religion populaire, la science pythagoricienne est une physique. Le principe d'après lequel la capacité pratique repose sur l'instruction scientifique était inconnu des temps anciens.

Cependant, dans le cours du cinquième siècle, différentes causes se réunirent pour changer cet état de choses. Le puissant élan que la Grèce avait pris depuis les guerres médiques et la victoire de Gélon sur les Carthaginois devait exercer une action profonde sur le mouvement scientifique de la nation. Ces succès extraordinaires avaient été remportés grâce à un enthousiasme sublime, grâce à un dévouement singulier de tous les citoyens : ils devaient avoir pour conséquence naturelle un noble orgueil, une activité juvénile, un amour passionné pour la liberté, la gloire et la puissance. Le peuple, en s'étendant de tous côtés, se trouva trop à l'étroit dans ses anciennes coutumes ; nulle part, sauf à Sparte, les anciennes constitutions ne purent résister à l'esprit nouveau; et, même dans celle ville, les anciennes mœurs durent céder. Les hommes qui avaient risqué leur vie pour l'indépendance de leur pays voulurent avoir leur part dans la direction de ses affaires ; et dans la plupart des villes animées d'un vif mouvement intellectuel il s'établit une démocratie qui, avec le temps, n'eut pas de peine à renverser le peu de barrières légales qui subsistaient encore. Athènes surtout, qui par ses actions d'éclat s'était placée à la tête des villes grecques, et qui depuis Périclès réunit dans son sein tous les hommes célèbres par leurs calculs et par leur ardeur scientifique, entra brillamment dans celle voie. Il en résulta des progrès singulièrement rapides dans tous les domaines, une vive émulation, un développement libre et heureux de toutes les facultés, développement que la haute intelligence d'un Périclès dirigea vers les fins les plus élevées. C'est ainsi que cette ville réussit à atteindre, dans l'espace d'une génération, un degré de bien-être, de puissance, de gloire et de développement intellectuel sans autre exemple dans l'histoire. Or, avec la culture, les exigences des particuliers durent nécessairement grandir ; les moyens traditionnels d'éducation ne furent plus à la hauteur de la situation nouvelle. Jusqu'alors l'enseignement comprenait, outre quelques connaissances élémentaires, la musique et la gymnastique; tout le reste était abandonné à la pratique journalière et à l'influence personnelle des parents et des concitoyens. Même la science politique et l'art oratoire indispensable à l'homme politique étaient acquis de cette manière. Certes cet état de choses avait donné les plus brillants résultats. Les plus grands héros et les plus grands hommes d'État étaient sortis de celle école pratique ; les œuvres des poètes, d'un Épicharme et d'un Pindare, d'un Simonide et d'un Bacchylide, d'un Eschyle et d'un Sophocle renfermaient, sous la l'orme la plus parfaite, une foule de règles de sagesse et d'observations sur les hommes, de principes moraux très purs et d'idées religieuses très profondes, dont tout le monde profita. Mais justement parce qu'on était arrivé si loin, on trouva nécessaire d'aller plus loin encore. Si la culture intellectuelle et la perfection du goût étaient universellement répandues au degré le plus élevé qui pût être atteint par la voie suivie jusqu'alors, l'homme qui voulait se distinguer était obligé d'inventer du nouveau. Si, grâce à l'activité politique et à la multiplicité des relations, tous les citoyens étaient habitués à comprendre vivement, à juger promptement et à agir résolument, il fallait une supériorité marquée pour dominer les autres. Si tous avaient l'ouïe exercée pour saisir la beauté du langage et les finesses de l'expression,  il fallait dans les discours plus d'art que par le temps passé ; et celte éloquence savante acquérait d'autant plus de prix que tout dépendait, dans ces toutes-puissantes assemblées populaires du charme du moment et de l'impression immédiate produite par le discours. C'est pour celle raison que l'école d'éloquence de Corax s'éleva en Sicile en dehors même de la sophistique et presque à la même époque. Mais les circonstances nouvelles n'exigeaient pas seulement une direction méthodique pour acquérir le talent de la parole : elles réclamaient, d'une manière générale, un enseignement scientifique sur toutes les questions importantes pour la vie pratique et surtout pour la vie politique. Si un Périclès ne dédaignait pas de rechercher la société d'Anaxagore et de Protagoras pour développer sa haute intelligence déjà si cultivée, des hommes plus jeunes devaient se promettre plus de profit encore de cette culture scientifique, à mesure qu'il devenait plus facile à des esprits déliés de découvrir, après quelques exercices dialectiques, les côtés faibles et les contradictions des opinions communes sur les questions morales, et de se flatter ainsi, même en face des praticiens les plus solides, d'une supériorité imaginaire.

 

RUPTURE: avec la PHILOSOPHIE ANTÉRIEURE.

 — La philosophie, qui jusqu'ici était une étude purement physique, ne pouvait satisfaire ce besoin ; mais elle-même était arrivée à un point où elle devait nécessairement changer de forme.

Elle était partie de la contemplation du monde extérieur, mais déjà Héraclite et Parménide avaient montré que les sens ne nous font pas connaître la véritable essence des choses, et tous les philosophes postérieurs s'étaient rangés à leur avis. Sans doute cela ne les empêchait pas de regarder l'étude de la nature comme leur véritable objet : ils espéraient pouvoir approfondir par l'entendement ce qui est caché aux sens. Mais avaient-ils le droit de nourrir une pareille ambition, alors qu'on n'avait pas encore recherché avec précision les caractères particuliers qui distinguaient la pensée rationnelle et son objet, de la sensation et du phénomène. Si la pensée se règle, comme la perception, sur la nature des corps et de l'impression extérieure on ne voit pas pourquoi elle mériterait plus de confiance que la perception ; et tout ce que les philosophes antérieurs ont dit, à tel ou tel point de vue, contre les sens, peut se dire contre la faculté de connaître en général. S'il n'y a pas d'autre être que l'être corporel, les doutes des Éléates et les principes d'Héraclite s'appliquent nécessairement à toute réalité. Les Eléates avaient contesté la réalité du multiple en s'appuyant sur les contradictions qui résulteraient de sa divisibilité et de son étendue dans l'espace : mais la réalité de l'un pouvait être contestée par des raisons identiques. Héraclite avait dit que rien n'est stable, si ce n'est la raison et la loi de l'univers : mais on était également fondé à soutenir que la loi du monde devait être aussi variable que le feu, sur lequel elle repose, et que notre science est aussi variable que les choses auxquelles elle se rapporte et que l'Ame dans laquelle elle réside.

En un mot l'ancienne physique portait, dans son matérialisme, le germe de sa propre destruction. S'il n'y a pas d'autre être que l'être corporel, toutes choses peuvent être considérées comme étendues dans l'espace et divisibles, et toutes les représentations naissent de l'action des impressions extérieures sur le corps, c'est-à-dire de la sensation, et si l'on renonce à la réalité de l'être divisé et à la vérité du phénomène sensible, il n'y a plus, à ce point de vue, ni vérité ni réalité ; tout se réduit à une apparence sensible ; et, cessant de croire à la possibilité de connaître les choses, on cesse du même coup de chercher à les connaître.

Mais ce n'est pas seulement d'une façon indirecte que la physique prépara un changement dans la direction de la pensée, elle-même alla au-devant de ce changement. Nous avons vu les physiciens récents, comparés à leurs devanciers, consacrer une attention particulière à l'étude de l'homme ; nous avons vu Démocrite, contemporain de la sophistique, fortement occupé de questions éthiques. N'attachât-on aucune importance à ces faits, on ne pourrait du moins s'empêcher de considérer la doctrine d'Anaxagore sur l'intelligence comme une introduction directe à la sophistique, ou, plus exactement, comme le signe manifeste du changement qui s'opérait alors chez les Grecs dans la conception de l'univers. Sans doute le nous d'Anaxagore n'est pas identique à l'intelligence humaine ; et si Anaxagore a dit que le nous; domine toutes choses, il n'a pas voulu signifier par là que l'homme est, par sa pensée, maître de tout. Néanmoins c'est dans sa propre conscience, et dans elle seule, qu'il avait puisé le concept de l'intelligence ; et s'il considérait surtout celte dernière comme une force de la nature, du moins, dans son essence, elle ne différait pas de l'intelligence humaine. Lors donc que d'autres ont rapporté ce qu'Anaxagore disait de l'intelligence en général à l'intelligence humaine, la seule qui soit accessible à notre expérience, ils n'ont fait qu'avancer d'un pas dans la voie qu'il avait ouverte ; ils ont ramené le nous d'Anaxagore à son fondement réel, et ils ont écarté une hypothèse qui devait leur paraître insoutenable. Ils convenaient que le monde est l'œuvre de l'être pensant ; mais comme ils finirent par le considérer comme un phénomène subjectif, la conscience créatrice se confondit pour eux avec la conscience humaine, l'homme devint la mesure de toutes choses.

 

RÉVOLUTION INTELLECTUELLE ET MORALE.

- La Sophistique, à vrai dire, ne procède pas directement de cette réflexion : du moins l'apparition de Protagoras n'est guère postérieure au développement de la doctrine d'Anaxagore ; et on ne peut citer aucun sophiste qui s'y rattache directement. Mais celte doctrine montre d'une façon générale qu'il s'est opéré un changement dans la conception du monde extérieur. Tandis qu'auparavant l'homme s'oubliait lui-même au milieu de l'admiration que lui inspirait la grandeur de la nature, il découvre maintenant en soi une force distincte de toute matière corporelle, force qui ordonne et domine le monde des corps. L'intelligence lui apparaît comme quelque chose de supérieur à la nature : il se détourne de l'étude de la nature pour s'occuper de lui-même.

On ne pouvait espérer que ce changement s'opérât immédiatement d'une façon correcte. Les progrès et l'éclat du siècle de Périclès furent accompagnés d'un abandon toujours croissant des anciennes mœurs. L'égoïsme manifeste des grands Etats, leurs violences à l'égard des petits, leurs succès mêmes ébranlèrent la morale publique. Les luttes incessantes à l'intérieur laissaient la carrière libre à la haine et à la vengeance, à l'avidité et à l'ambition. On s'habitua à violer, d'abord le droit public, ensuite le droit privé ; et la malédiction attachée à toute politique conquérante se manifesta précisément dans les villes les plus puissantes, telles qu'Athènes, Sparte, Syracuse. La déloyauté avec laquelle l'État violait les droits d'autrui détruisit chez ses propres citoyens le respect du droit et de la loi ; et, après avoir, pendant quelque temps, mis leur gloire à se dévouer au triomphe de l’égoïsme public, les particuliers commencèrent à appliquer le même principe d'égoïsme dans un sens contraire, et à sacrifier le bien de l'État à leur intérêt propre. Puis, quand la démocratie eut renversé toutes les barrières légales dans la plupart des républiques, on conçut les idées les plus extravagantes sur la souveraineté du peuple et l'égalité civile. Il se développa une licence qui ne connaissait plus aucun frein ; et le changement fréquent des lois sembla justifier cette opinion, que leur existence n'était pas fondée sur la nécessité, mais uniquement sur le caprice et l'intérêt des puissants du jour.

Enfin les progrès mêmes du développement intellectuel durent nécessairement contribuer à renverser les barrières que les mœurs et les croyances religieuses avaient opposées à l'égoïsme. La foi absolue dans la supériorité des institutions de la patrie, la croyance naïve, si naturelle aux intelligences bornées, que tout doit nécessairement être tel qu'il existe au foyer natal, tout cela ne pouvait manquer de s'évanouir quand le monde et l'histoire seraient mieux connus, quand l'homme serait mieux observé. Celui qui s'était habitué à demander la raison d'être de toutes choses devait nécessairement perdre le respect de la tradition, celui qui se sentait supérieur en intelligence à la masse du peuple ne pouvait être disposée à voir dans les décrets d'une foule ignorante une loi inviolable. L'ancienne croyance aux dieux ne pouvait non plus résister aux lumières naissantes, car les dieux et les cultes ne sont pas les mêmes chez les différents peuples. Les anciens mythes étaient, sous beaucoup de rapports, incompatibles avec l'élévation nouvelle des idées morales et les progrès de l'intelligence.

L'art même devait contribuer à ébranler la foi. Par leur haute perfection elle-même, les arts plastiques donnaient à entendre que les dieux n'étaient autre chose que l'œuvre de l'intelligence humaine ; car ils prouvaient, par des faits, que celte intelligence est capable de produire les types divins et de les dominer à son gré.

Mais ce qui surtout devait battre en brèche les idées reçues et la religion, c'était le développement de la poésie, principalement du drame, le plus influent et le plus populaire des genres poétiques. Tout l'effet du drame, comique ou tragique, repose sur la collision des devoirs et des droits, des opinions et des intérêts, sur la contradiction entre la tradition et la loi naturelle, entre la foi et la raison raisonnante, entre l'esprit d'innovation et l'attachement aux coutumes anciennes, entre la prudence habile et la droiture pure et simple, en un mot sur ce qu'on peut appeler la dialectique des relations et des devoirs moraux. Plus le développement de cette dialectique était complet ; plus la poésie descendait, de la contemplation imposante de l'ordre moral universel, aux relations de la vie privée ; plus elle cherchait sa gloire, à la manière d'Euripide, dans l'observation fine et l'analyse exacte des mouvements de notre âme et des mobiles de nos actions ; plus enfin la mesure de l'homme était appliquée aux dieux et leurs faiblesses humaines exposées au grand jour : plus aussi il était inévitable que le théâtre contribuât à entretenir le doute moral, à miner les anciennes croyances, à propager des sentences frivoles et dangereuses pour les mœurs, tout aussi bien que des principes purs et élevés. A quoi servait-il de recommander la vertu antique, de s'attaquer aux novateurs, comme le fit Aristophane, quand on avait soi-même abandonné le point de vue des temps anciens, et qu'on se jouait, avec une verve capricieuse et frivole, de tout ce qui jadis avait été sacré ? Ce siècle était tout pénétré d'un esprit de révolution et de progrès, et aucune des puissances existantes n'était assez forte pour l'arrêter dans son essor.

 

Relation  de  LA sophistique AVEC LES PHILOSOPHIES ANTERIEURES

. — La philosophie elle aussi devait nécessairement s'imprégner de cet esprit, qui déjà se manifestait dans les systèmes des physiciens. Parménide et Héraclite, Empédocle, Anaxagore et Démocrite avaient tous établi une distinction entre la nature et la coutume, entre la vérité et la représentation humaine : il n'y avait qu'à appliquer cette distinction au domaine pratique pour arriver aux idées des sophistes sur les statuts positifs des mœurs et des lois. Plusieurs de ces philosophes avaient déjà parlé avec un vif dédain de la déraison et de la sottise des hommes : il était naturel de penser que les opinions et les lois de cette masse insensée ne pouvaient enchaîner l'homme intelligent. En fait, la philosophie s'était depuis longtemps exprimée dans ce sens à l'égard de la religion. Les attaques hardies de Xénophane avaient porté à la croyance aux dieux un coup dont elle ne s'est jamais relevée. Héraclite travailla dans le même sens par sa critique passionnée des poètes théologiques et de leurs mythes. Même l'école mystique des Pythagoriciens, même un prophète comme Empédocle, adoptèrent ce concept plus pur de la divinité, qui même en dehors de la philosophie, perce souvent dans les vers de Pindare, d'Eschyle, de Sophocle et d'Epicharme, au milieu de la riche variété des créations mythiques. Les physiciens au sens rigoureux du mot, Anaxagore et Démocrite, sont entièrement indépendants de la croyance populaire ; ils regardent les dieux visibles, le soleil et la lune, comme des massés inertes ; et ils ébranlent également la religion existante, soit qu'ils confient la direction du monde à une nécessité physique aveugle, ou à une intelligence pensante, soit qu'ils suppriment complètement les dieux du peuple, ou qu'ils les transforment en idoles, comme fait Démocrite.

Mais ce qui est le plus important dans celte question, c'est le caractère de la philosophie ancienne considérée dans son ensemble. Toutes les raisons qui contribuèrent au développement du scepticisme intellectuel devaient également profiter au scepticisme moral. Si les illusions des sens et l'écoulement des phénomènes font s’évanouir à nos yeux la vérité en général, la vérité morale doit également nous échapper ; si l'homme est la mesure de toutes choses, il est aussi la mesure de ce qui est commandé et de ce qui est permis ; et, de même qu'on ne peut s'attendre à ce que toutes les choses nous apparaissent à tous sous le même aspect, de même on ne peut demander que tous les hommes se conforment dans leurs actions à une seule et même loi.

Cette conclusion sceptique ne pouvait être évitée que par l'emploi d'une méthode scientifique capable de résoudre les contradictions en conciliant ce qui est opposé en apparence, capable de distinguer ce qui est essentiel de ce qui ne l'est pas, capable de dégager les lois éternelles à travers les phénomènes changeants et les actes arbitraires des hommes. C'est en suivant cette voie que Socrate s'est tiré lui-même et a tiré la philosophie des dédales de la sophistique ; mais c'est justement cette méthode qui a manqué aux philosophes antérieurs. Parlant d'observations incomplètes, ils avaient élevé au rang de principe fondamental telle ou telle qualité des choses, à l'exclusion de toutes les autres. Ceux-là mêmes qui cherchaient à concilier les principes opposés de l'unité et de la multiplicité, de l'être et du devenir, Empédocle et les Atomistes, ne s'étaient pas élevés au-dessus d'un système exclusivement physique et matérialiste ; et si Anaxagore a comblé la lacune que laissaient les éléments matériels, en introduisant l'intelligence, il n'avait pourtant su voir en elle autre chose qu'une force de la nature.

Par suite de cette méthode exclusive, l'ancienne philosophie n'était pas seulement incapable de résister à une dialectique opposant entre elles les doctrines incomplètes et les détruisant l'une par l'autre : elle devait en outre conduire directement à cette dialectique même, à mesure que la réflexion philosophique se développerait. Si l'on affirmait la multiplicité de l'être, les Éléates montraient que tout se résout dans l'unité ; si l'on voulait soutenir l'unité de l'être, on se heurtait contre cette objection qui avait éloigné les physiciens postérieurs de la doctrine des Éléates, à savoir qu'en niant la multiplicité on abolit les qualités concrètes des choses. Si l'on cherchait un être immuable comme objet de la science, Héraclite vous opposait l'expérience universelle de la mutabilité des phénomènes ; si l'on voulait s'en tenir au fait du changement, il s'agissait de réfuter les objections des Éléates contre le devenir et le mouvement. Si l'on voulait entreprendre l'étude scientifique de la nature, on en était détourné par la croyance nouvelle à la supériorité de l'intelligence ; si l'on s'occupait de déterminer les devoirs moraux, on ne pouvait trouver de point d'appui solide au milieu de la confusion des opinions et des coutumes, et la loi naturelle semblait ne consister que dans la justification de ce désordre et dans la suprématie accordée au caprice et à l'intérêt particuliers.

Socrate seul mit fin à cette fluctuation des convictions morales et scientifiques, en montrant comment les expériences diverses doivent être considérées dialectiquement, et comment on peut les concilier dans des concepts généraux qui nous fassent connaître l'essence immuable des choses, au milieu de l'instabilité des déterminations accidentelles. L'ancienne philosophie, à laquelle la méthode socratique était inconnue, ne pouvait s'opposer aux progrès du doute, parce que ses théories bornées se renversaient l'une l'autre. La révolution qui s'accomplissait partout dans la vie publique en Grèce entraîna la science dans son mouvement : la philosophie se changea en sophistique.