PHÈDRE

ou

DE LA BEAUTÉ DES ÂMES de PLATON

[234] Mais peut-être convient-il de favoriser, non ceux qui te sollicitent ardemment, mais ceux qui pourront le mieux te témoigner de la reconnaissance ; non pas ceux qui aiment seulement, mais ceux qui sont dignes de ta condescendance ; non point ceux qui veulent jouir du printemps de ta vie, mais ceux qui dans ta vieillesse te feront part de leurs biens ; non ceux qui se vanteront

partout de leurs succès, mais ceux qui par pudeur s'en tairont devant tous ; non ceux qui durant quelques jours se montreront empressés, mais ceux dont l'amitié ne changera jamais tout au cours de leur vie ; non ceux qui, le désir apaisé, chercheront un prétexte de haine, mais ceux qui, une fois ton printemps disparu, te montreront alors leur réelle valeur. Souviens-toi donc de mes paroles, et songe que les amants s'entendent par leurs amis reprocher comme une mauvaise action leur sollicitude, tandis que jamais ceux qui ne sont pas épris n'ont encouru le blâme de leurs proches pour avoir par amour lésé leurs intérêts. " " Peut-être me demanderas-tu si je te conseille d'accorder tes faveurs à tous ceux qui ne sont pas des amants ? Pour moi, je présume qu'aucun amoureux ne saurait t'engager à garder envers tous les amants, une pareille disposition d'esprit. Pour qui réfléchit, en effet, de telles complaisances [ 234c ] ne seraient pas dignes du même attrait ; et si tu voulais t'en cacher des autres, tu ne le pourrais pas aussi facilement. Or, il faut que nos liaisons, loin de nous porter préjudice, nous soient utiles à tous deux. Je crois avoir suffisamment parlé. Mais si tu désires plus ample explication et si tu crois que j'ai commis quelque omission, interroge-moi. "

Que te semble de ce discours, Socrate ? N'est-il pas merveilleux à tous les égards, et spécialement par l'heureux choix des mots ?

SOCRATE

Divin même, ami, au point que j'en suis dans la stupéfaction ! Mais c'est à cause de toi, Phèdre, que je suis ainsi impressionné. Je te considérais, et tu me semblais radieux en lisant ce discours. Et, persuadé que mieux que moi tu entends tel sujet, je te suivais ; et, tout en te suivant, je me suis laissé gagner par le transport qui se voyait sur ton divin visage.

PHÈDRE

Allons, veux-tu donc ainsi t'amuser ?

SOCRATE

Te semble-t-il que je m'amuse et que je ne sois point sérieux ?

PHÈDRE

Pas du tout, Socrate. Mais, au nom de Zeus protecteur de l'amitié, dis-moi sincèrement : Penses-tu qu'il y ait en Grèce un autre homme qui puisse, avec plus de grandeur et avec plus d'abondance, traiter un tel sujet

SOCRATE

Quoi donc ? Faut-il encore que je loue avec toi l'auteur de ce discours d'avoir dit ce qu'il fallait qu'il dise, et n'est-ce point assez de reconnaître que ses paroles sont claires et précises, et que chaque expression est exactement bien tournée ? S'il le faut, par amitié pour toi, je te concéderai ce mérite de forme, puisque le fond du discours, étant donné ma nullité, m'est demeuré caché.