PHÈDRE

ou

DE LA BEAUTÉ DES ÂMES de PLATON

SOCRATE

[269] Sophocle de même expliquerait à son homme qu'il possède les notions nécessaires à l'art tragique, mais non pas l'art tragique lui-même. Et Acouménos répondrait au sien qu'il connaît les notions préliminaires de la médecine, mais non la médecine.

PHÈDRE

Assurément.

PHÈDRE 147

SOCRATE

Et si Adraste à la douce parole ou Périclès nous avaient entendus parler naguère de ces beaux expédients, de ces concisions de style, de ces comparaisons et de tous ces autres procédés que nous devions, disions-nous, examiner au grand jour, penses-tu qu'ils eussent, comme toi et moi dans notre rusticité, fâcheusement répondu par une parole incorrecte à ceux qui ont écrit sur ces préceptes, et qui les ont enseignés comme étant l'art de la rhétorique ? Plus sages que nous, n'est-ce pas nous-mêmes qu'ils réprimanderaient en disant : " Phèdre, et toi, Socrate, il ne faut point s'irriter mais pardonner, s'il s'est trouvé quelques hommes qui, ignorant la dialectique, ont été dans l'incapacité de définir ce qu'est l'art oratoire, Dans leur ignorance, ils ont présumé, parce qu'ils étaient en possession des notions indispensables pour aborder l'art de la parole, avoir trouvé l'art de la rhétorique elle-même ; et, en enseignant aux autres ces notions, ils ont cru proprement leur enseigner la rhétorique. Mais, quant à l'art de disposer chacun de ces moyens en vue de la persuasion et d'ordonner l'ensemble de leurs compositions, ils ne s'en sont point occupés, et ils ont pensé que leurs disciples pouvaient dans leurs discours le trouver par eux-mêmes. "

PHÈDRE

Il est possible, Socrate, que l'art que ces hommes donnent pour la rhétorique dans leurs leçons et dans leurs traités, se borne en effet à ce que tu en dis. Tu me parais ainsi dire la vérité. Mais le véritable art de parler et [269d] de persuader, comment et où peut-on l'acquérir ?

SOCRATE

On l'obtient, Phèdre, de la même manière que l'on obtient d'être un lutteur accompli. Vraisemblablement, et peut-être même nécessairement, la perfection dans cet art est soumise aux mêmes conditions que dans les autres arts. Si la nature t'a doué du don de la parole, tu deviendras un orateur apprécié, à condition d'y joindre la science et l'exercice. Mais s'il te manque une de ces conditions, tu ne seras jamais qu'un orateur imparfait. Pour arriver à cet art, ce n'est point par la méthode de Thrasymaque et de Lysias qu'on me parait devoir y parvenir.

PHÈDRE

Quelle en est la méthode ?

SOCRATE

Il y a chance, mon noble ami, que ce soit à bon droit Périclès qui ait été, de tous les orateurs, le plus parfait dans l'art de la parole.

PHÈDRE

Pourquoi donc ?

SOCRATE

C'est que tous les grands arts ont besoin de cette " spéculation verbeuse " et de ces " dissertations transcendantes " au sujet de la nature.