PHÈDRE

ou

DE LA BEAUTÉ DES ÂMES de PLATON

[273] La vraisemblance, soutenue d'un bout à l'autre du discours, voilà ce qui constitue tout l'art de la parole.

PHÈDRE

Tu as bien exposé, Socrate, ce que disent ceux qui se donnent pour maîtres dans l'art de discourir. Je me rappelle, en effet, que nous avons déjà brièvement touché cette question, car elle parait de suprême importance à ces maîtres de l'art.

SOCRATE

Tu as, à coup sûr, méticuleusement parcouru en tous sens les écrits de Tisias. Que pourtant Tisias nous dise encore si, par vraisemblance, il entend autre chose que ce qui parait être vrai à la foule

PHÈDRE

Pourrait-il entendre autre chose ?

SOCRATE

Ayant découvert, semble-t-il, cette ingénieuse règle d'art, il a écrit que, si un homme faible et courageux est traduit en justice pour avoir frappé un homme fort et lâche, et lui avoir dérobé son manteau ou autre chose, ni le fort ni le faible ne doivent dire la vérité. Le lâche ne doit pas soutenir qu'il a été battu par un seul homme courageux, et le courageux doit essayer de prouver qu'ils étaient tous deux seuls, en recourant à un argument de ce genre : " Comment, fort comme je suis, me serais-je attaqué à un homme aussi faible ? " Le lâche en répliquant n'avouera pas sa lâcheté, mais il aura recours à quelque autre mensonge qui donnera peut-être à son adversaire l'occasion de le confondre. Tout le reste est dans ce genre, et voilà ce qu'ils appellent s'exprimer avec art. N'est-ce pas vrai, Phèdre ?

PHÈDRE

Sans aucun doute.

SOCRATE

Ah ! c'était un homme redoutable, semble-t-il, que l'inventeur de cet art de cacher sa pensée, Tisias ou un autre, quel qu'il pût être et quel que fût le nom qu'il était fier de porter ! Mais, ami, ne pourrions-nous pas, oui ou non, dire à cet homme...

PHÈDRE

Quoi donc ?

SOCRATE

Ceci : " Tisias, bien avant que tu n'arrives, nous nous trouvions déjà avoir depuis longtemps affirmé que cette vraisemblance s'impose à la foule par sa ressemblance avec la vérité. Nous exposions naguère que celui qui connaît la vérité, sait aussi le mieux, en toutes circonstances, trouver ces ressemblances. Si tu as donc quelque autre chose à dire au sujet de l'art oratoire, nous sommes prêts à t'entendre ; sinon, nous nous en tiendrons aux principes que nous avons posés, et nous dirons que si l'orateur ne sait point dénombrer les différents caractères de ses auditeurs, s'il ne sait point diviser les choses en espèces, s'il est incapable de ramener à une seule idée chaque idée singulière, jamais il ne sera un orateur habile, autant du moins qu'il est possible à l'homme. Jamais d'ailleurs il n'acquerra ce talent sans un immense labeur. Si le sage assume cette peine, ce n'est point tant pour parler aux hommes et traiter avec eux, que pour être en état, dans la mesure où il le peut, de plaire aux dieux par ses paroles, et de leur être agréable en toute sa conduite.